Une journée décisive

Est-ce vraiment un Champignon comestible ? La pauvre fille n'en était pas sure. Elle le retournait en tous sens, il avait la forme d'une vis et sa couleur kaki n'était pas engageante. Ce que lui avait dit le vieil indien lui avait fait immédiatement penser à Alice au pays des merveilles.



Johannie était d'une laideur indescriptible, ses traits très irréguliers, une rangée de dents comme des piquets de pâture, une peau rougeâtre, et personne n'imaginait que sous cette apparence, une âme d'une telle beauté pouvait se cacher.

Bien entendu ses parents l'adoraient, quand elle rentrait chez elle en larmes le soir, et effondrée d'avoir dû subir les attaques de ses camarades de classe, ses parents s'empressaient de la rassurer, de lui dire qu'elle était pour eux la plus belle des enfants. Ils savaient bien qu'elle ne pourrait probablement jamais trouver de galant, et comme elle était leur fille unique leur descendance ne serait sûrement jamais assurée, mais comme ils l'aimaient cette petite, elle était si gentille.

Son père devait entreprendre un voyage, il avait décidé d'emmener Johannie avec lui. Pour une fois, rien de vraiment important, une simple réunion entre collègues et ensuite quartiers libres jusqu'au lendemain, il aurait tout loisir de lui faire visiter la grande ville. Sa mère avait choisi ses plus beaux vêtements pour l'occasion et quand, juste avant de prendre la route pour ce long voyage, elle se regarda dans le miroir, un rayon de soleil couleur d'or vint enflammer un instant la mèche rebelle qu'elle avait devant les yeux, lui donnant un petit air sauvage qui contrastait étrangement avec sa tenue sage. Pour peu elle se serait presque trouvée belle.

Quand elle entra dans l'hôtel serrant très fort la main de son papa, elle avait l'impression d'être toute petite et fragile, cet endroit majestueux la faisait se sentir déplacée, elle se sentait comme une verrue sur le nez d'un mannequin, cette idée d'une première page de magazine avec un visage ainsi enlaidi la fit rire et elle avança d'un pas plus sur.

Son père lui dit d'attendre là sagement assise sur le banc près de la porte. Sa réunion ne devait durer qu'un moment ensuite il lui montrerait enfin le vrai monde. A 12 ans elle n'avait pas encore eu le loisir de beaucoup voyager, ses parents voulaient lui éviter les regards malveillants et moqueurs. Elle prit place sur le banc froid de marbre blanc, joignant les chevilles comme une jeune fille bien élevée, elle n'osait regarder autour d'elle de peur d'être écrasée par tout ce faste.

Attendre ainsi commençait à lui sembler long, elle n'avait pas la notion du temps, aucune montre au poignet et comme elle n'avait pas pris ses précautions, elle sentait qu'il lui faudrait bientôt trouver les toilettes. Quelques personnes passaient, Johannie fit tomber sa mèche sur son visage afin de le cacher aux curieux.

Sentant qu'elle ne pourrait plus se retenir bien longtemps, elle se décida enfin à explorer l'hôtel à la recherche d'un endroit où se soulager. Le bruit que faisaient ses pas sur les marches, du même marbre que le banc, raisonnait dans ses oreilles. Seule et craintive, elle avait froid malgré la température fort agréable. Elle décida de trouver des points de repères afin de ne pas se perdre. En bas de l'escalier, elle vit une superbe maquette de navire ancien qu'elle s'empressa de mémoriser, un long couloir à droite menait à une grande porte de bois massif fort ouvragée. A petits pas pressés, courant presque, elle l'atteignit, l'ouvrit avec peine tellement le battant était lourd. Elle n'avait jamais ressenti une telle peur, son cœur battait jusque dans la gorge. La pièce était immense, elle compta quatre portes. Et juste là, enfin les deux lettres tant convoitées : WC.

Soulagée et heureuse de pouvoir retourner là où elle était sensée attendre son père, elle se rendit compte qu'elle avait fait une erreur monumentale, les portes étaient toutes semblables, si seulement elle avait mieux regardé. Elle en choisit une au hasard, elle découvrit derrière celle-ci un endroit magique, le soleil qui entrait faisait étinceler les bocaux sur une immense étagère, ce qui lui fit penser immédiatement aux conserves de toutes sortes que préparait sa maman. Elle sursauta quand une voix d'homme puissante lui dit : «

- Tu cherches quelque chose petite ?
Elle lui dit qu'elle voulait rejoindre son père au premier étage.
- Je ne te parle pas de ça. Tu retrouveras ton chemin seule, quand tu auras trouvé ce que tu cherches, réfléchis bien à la question que je viens de te poser.
Elle ne comprenait pas, le regarda attentivement, c'était un vieil indien, le visage buriné, les cheveux mi longs, son regard était perçant mais chaleureux aussi. Après quelques efforts de concentration et sous le sourire attendri du vieil homme elle lui dit enfin ce qu'elle croyait chercher depuis toujours.
- Tu veux être comme les autres petites filles ? Es-tu sur de cela ? Elle acquiesça d'un hochement de tête timide.
- Alors avale ce champignon, il te donnera une vision de ta vie future telle que tu aimerais qu'elle soit. »

Après avoir soigneusement étudié le champignon, elle ne résista pas longtemps à la tentation et en fermant les yeux très fort, elle l'engloutit sans le mâcher.

Elle était devant le miroir de la maison où elle s'était étudiée attentivement ce matin, le même rayon de soleil accroché à sa mèche. Mais cette fois elle était de toute beauté, elle était grande, plus âgée et revêtue d'une robe blanche pour son mariage apparemment, son sourire narquois lui donnait un air malsain, comme si elle venait de jouer un mauvais tour à quelqu'un.

Elle fut transportée dans un autre lieu, un autre temps sans transition. Sa voiture de sport ouverte au soleil, elle conduisant sur une route sinueuse elle riait à gorge déployée, les cheveux dans le vent, son mari bien loin en déplacement, elle avait pris du bon temps avec son meilleur ami, avait dépensé plus que de raison et faisait maintenant la course avec un superbe étalon au teint doré, s'il gagnait, il aurait ses faveurs pour la nuit. Il était loin le temps où tout le monde la croyait naïve et gentille. Quand soudain devant elle…. Ahhh ! Blanc… Rouge… Horrible douleur…. Plus rien.

Johannie se réveilla péniblement, toujours assise sur le banc de marbre froid, la fatigue du voyage l'avait tellement anéantie, qu'elle n'avait résisté au sommeil qui la gagnait. Elle avait toujours cette envie pressante de vider sa vessie et quand enfin son papa apparut, elle fut soulagée d'avoir rêvé. Elle revit en frissonnant, quand il l'emmena, la maquette de navire, le long couloir, la lourde porte que son père ouvrit sans plus de mal. Quand elle sortit des toilettes, elle entrevit par l'entrebâillement d'une autre porte, un éclat de lumière sur des bocaux, quelques champignons en forme de vis y baignaient, à côté immobile et sans vie, la statue d'un vieil indien qui semblait la regarder, elle entendit au fond de la mémoire de ce qui ne s'était jamais passé.

- Alors, le voyage t'a plu jeune fille ? Ta beauté est en toi, nul besoin de la chercher ailleurs.



17/09/2006
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