L'aigle noir

 

Un beau jour ou peut-être une nuit… Cette chanson que chantait Barbara, je l'entends depuis une semaine, n'importe où, dans ma tête, elle me poursuit comme on porte une croix. Dès que la pression, le stress se relâchent, je décroche et je me surprends à la fredonner. Que m'arrive-t-il ? Est-ce que je débloque ? Mon médecin m'avait bien prévenu, le travail, toujours le travail, un jour j'aurai besoin d'un psychiatre. Eh bien je crois que ce jour est arrivé. Je ne suis pourtant pas fan de Barbara, j'aimais l'entendre sans plus, rien dans le texte ne me parlait. Le pire c'est que chaque mot, les vibrations de sa voix, chuchotent, susurrent comme quelque mal insidieux, qui creuserait sont chemin en moi, sans avoir l'air de faire de dégâts en surface.

Toutes les nuits, j'entends comme un appel, je me réveille en sueur, le sang semble s'être retiré de mes pieds, vidé par je ne sais quel vampire, comme sous l'emprise d'une frayeur intense. J'ai décidé de prendre quelques vacances supplémentaires, je suis toujours le meilleur malgré mon arrêt maladie d'il y a quelques semaines, j'en ai parlé à la Direction, j'ai largement dépassé le nombre de ventes pour l'année, et puis tant pis si les collègues doublent leurs chiffres pendant mon absence. J'ai vraiment besoin de ce repos, il m'arrive même de sentir mon esprit partir alors que je suis sur le point de conclure un contrat.

Je regarde mon appart' il est si clair, si rangé, j'en ai pris soin avant mon départ comme une mère l'aurait fait pour son petit qui part en classe de neige. Je m'imprègne de chaque recoin, mes objets, le grand soleil rouge et jaune qui égaye le mur de ma cuisine. Ma dernière petite amie avait eu l'idée folle de griffonner sur toutes les cloisons, quand elle est enfin partie, c'est le seul mur que j'ai laissé intact. La veille, une frénésie de rangement m'envahit après que j'eus mon frère au bout du fil.

- Écoute Loïc, j'ai vraiment besoin que tu me prêtes ta garçonnière, pour une ou deux semaines pas plus, tu me dois bien ça non ? Peux pas t'expliquer ! Super laisse moi la clé chez Lucette.

Lucette avait été notre gouvernante, elle n'était plus notre employée depuis fort longtemps mais avait gardé pour nous au décès de nos parents une grande tendresse. Elle vit désormais à 2 km du pavillon que j'ai décidé de laisser à Loïc lors du partage de l'héritage.

Les pneus de ma voiture crissent sur les cailloux quand, parti dans mon délire, je me rends compte que j'ai de loin dépassé le portail, je n'ai même plus le courage de reculer jusque devant la porte. Je laisse les clés sur le contact et je décide d'aller immédiatement me coucher. Pas envie d'attendre la nuit.

Mon cher frère a laissé quelques fruits sur la table du salon, il sait bien que je n'aime pas faire les courses, je prends une pomme et regarde par la fenêtre de la rotonde l'automne qui s'installe doucement, la cime des arbres se colore comme léchée par un doux feu. Je suis revenu au bercail. Je me jette de toute ma fatigue sur le lit, je lance le trognon dans la poubelle.

- Panier ! J'ai toujours été bon.

J'ai peur toutes les nuits depuis que je me suis installé ici, je me réveille couvert de sueur, je n'ai pas envie de faire les courses, je mange un par un les fruits qui restent sur le plateau, jour après jour, les derniers sont moisis, mais je croque soigneusement entre leurs bobos. Je ne me suis pas lavé depuis 3 jours, et la baignoire me tend ses bords ourlés comme des lèvres, je fais couler l'eau chaude presque bouillante et là je m'abandonne langoureusement, j'ai un peu mal entre les jambes. La chaleur et la mauvaise qualité de mon sommeil me font basculer petit à petit dans l'ombre de mes rêves, je sens l'eau emplir ma bouche comme si des doigts amoureux voulaient s'y égarer.

Et là, je les vois les yeux rouges, j'entends Barbara aussi, je me redresse d'un bond……encore quelques minutes et je me noyais.

Je m'installe dans mes draps d'une propreté douteuse, au moins là, je ne risque rien. Et je me laisse aller.

Les yeux comme des rubis… Nooooooooon ! Je n'arrive pas à me réveiller ! Penché sur mon bureau, j'ai commencé à écrire un livre (Je n'ai jamais été écrivain) quand  un mouvement presque imperceptible et rapide me fait relever la tête, il fait noir dehors, l'arc que forme la fenêtre m'offre une vue panoramique sur l'extérieur et je distingue nettement la jupe plissée de la jeune fille qui vole frénétiquement autour de ses mollets ronds. Elle court et regarde derrière elle, les yeux exorbités, à bout de souffle. Je remarque alors qu'elle est baignée d'un halo de lumière qui émane des phares d'une voiture, je ne vois pas le conducteur, je sais qui il est, je le pointe du doigt pour qu'il sache que je sais ce qu'il lui a fait et ce qu'il veut encore lui faire.

Le véhicule s'arrête, la jeune fille aussi, le chauffeur se tourne vers moi et je vois ses yeux, ils sont lumineux et rouges, la jeune fille a les mêmes yeux de rubis quand elle se tourne vers moi.

…je l'ai reconnu, venant de nulle part.... Je note leurs noms comme un témoignage, sur la feuille qui se trouve sous mes doigts tremblants et je regarde enfin le papier jauni le même PRÉNOM, je viens de noter le même PRÉNOM, je l'entends prononcé doucement mielleusement. LIONEL ! LIONNNNNNNNNNNNNNELLE !

Je me réveille enfin et regarde ma braguette, j'ai mal, mon bras me fait souffrir aussi, j'ai saigné, j'ai barbouillé L. ion. elle sur le drap blanc. Et je me souviens. Je sais pourquoi Loïc était le petit préféré de maman, pourquoi il était meilleur à l'école, moi je n'y allais que deux jours par semaine. On ne m'a pas encore enlevé tous les fils. A ma demande, après avoir vérifié que je bénéficiais suffisamment d'hormones mâles, on m'a autorisé à subir cette opération compliquée et je ne me reconnais plus dans les miroirs, j'ai pourtant toujours porté des vêtements masculins depuis que je suis majeure, mon médecin voulait que je consulte un psy mais j'ai soigneusement évité le suivi obligatoire. Maintenant, toute la partie de ma vie que j'avais occultée refait surface. Je sais pourquoi Papa venait toujours la nuit dans ma chambre…..



17/09/2006
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